Les justes au Théâtre de la Colline [9/10] / by herwannperrin


Soyons très clair avec nous-mêmes, il s'agit d'une pièce magistrale, dense certes mais avec des acteurs formidables portant un texte qui se décline à plusieurs niveaux de manière tout à fait actuelle.

"O love ! O life ! Not life but love in death" [Shakespeare, Roméo et Juliette, acte IV, scène V]

Les justes, la dernière pièce de théâtre écrite par Albert Camus, c'était en 1949, 5 ans après l'Homme révolté ; la guerre cette tragédie sans nom, 5 ans avant la guerre d'Algérie, la guerre sans nom?
L'histoire est réelle, les faits ont réellement existé, Camus a seulement imaginé les propos, les interrogations, les doutes qui pouvaient assaillir ces hommes, ces femmes en ces instants. On est en 1905 à la veille de l'assassinat du grand duc Serge, dans une cellule du parti socialiste révolutionnaire. Une organisation centralisée qui deviendra xxx ; pour l'instant ce sont quelques personnes qui ont pris en filature depuis près de deux mois le grand duc est il a été décidé qu'il fallait le tuer, le tuer au nom de la Justice, celle des hommes, au nom de la Liberté, celle des hommes devant la tyrannie des privilèges.

Extrait du cahier-programme : "Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des situations de la pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut pas dire, on le verra d'ailleurs, que Les Justes soient une pièce historique. Mais tous mes personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. J'ai seulement tâché à rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. J'ai même gardé au héros des Justes, Kaliayev, le nom qu'il a réellement porté. Je ne l'ai pas fait par paresse d'imagination, mais par respect et admiration pour des hommes et des femmes qui, dans la plus impitoyable des tâches, n'ont pas pu guérir de leur coeur. [Albert Camus, À propos des Justes, dans L'Avant-Scène Théâtre, spécial Camus, n°413-414,novembre 1968, p. 76]

Les personnages de la cellule « terroriste » sont au nombre de 5.
Boria, le chef qui n'est autre que Frédéric Leidgens et qui par son jeu et la granularité de sa voix, l'économie de geste incarne la conscience de la cellule, l'homme qui doit décider, donner la ligne directrice.
Alexis, le plus jeune qui n'est autre que Damien Gabriac, il admire Kaliayev, il a peur, il est encore dans l'innocence précédant l'acte,
Dora, la seule femme de la cellule, elle est en charge de la bombe, c'est Emmanuelle Béart, elle est belle dans sa conscience, sa vision et son amour impossible
Kaliayev, alias Vincent Dissez est le poète, celui qui doit lancer la bombe, accomplir l'acte qui permettra au peuple de vivre, il est le bras armé de l'Idée, il est le seul croyant parmi ses révolutionnaires, non pratiquant. Dieu est mort avec Nietzche et le Gai savoir une vingtaine d'année avant. L'Homme est face à lui-même sur cette terre et par delà, il n'a aucun compte à rendre
Stephan, joué par Wajdi Mouawad, il est celui qui est revenu du bagne, qui a su s'échapper et qui est mu par la Haine, la haine de ses semblables, il est celui qui justifie tout, qui permet tout au nom de la Justice, non pas celle des Hommes, celle de l'Organisation, du parti, il est l'archétype de la tyrannie en devenir, le bras armé pour qui l'innocence n'existe pas, plus ; celui par lequel la Terreur vient.

Extrait du cahier-programme : "Oui, l'ancienne valeur renaît ici, au bout du nihilisme, au pied de la potence elle-même. [...] C'est elle qui resplendit d'un mortel éclat sur le visage bouleversé de Dora Brilliant à la pensée de celui qui mourait à la fois pour lui-même et pour l'amitié inlassable [...]. À travers elle, ces terroristes, en même temps qu'ils affirment le monde des hommes, se placent au-dessus de ce monde, démontrant, pour la dernière fois dans notre histoire, que la vraie révolte est créatrice de valeurs". [Albert Camus, Extrait de ?Les meurtriers délicats?, op. cit., p. 208-209]

En 5 actes, la pièce séquence les différents espaces-temps, celui de l'avant, le courage qu'il faut à chacun pour appliquer les ordres. Le temps de l'après, Kaliayev n'a pas lancé la bombe, il y avait des enfants dans la calèche, la discussion qui s'en suit sur la position qu'il faudrait, aurait fallu avoir, qu'il faudra adopter si ce type de situation se renouvelle. On le sent, les tendances au sein de la cellule sont là, entre la majorité qui ne peut justifier le meurtre d'enfants innocents et Stephan qui la justifie au nom du bien de milliers d'autres. La fin justifie t-elle les moyens, la question est posée et on comprend le dilemme majeur, les contradictions qui s'en suivent.
Kaliayev lui indique : "Non j'ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. j'ai choisi d'être innocent"

Nouvelle tentative, ce sera sûrement la bonne, dialogue entre Kaliayev et Dora, ils s'aiment cela est dit, cela se voit, c'est sous-jacent, mais l'Amour est-il possible dans leur vie. Est-ce qu'il est possible dans cette vie ? Tant de questions qui sont débattues.
Vient la fin du grand Duc Serge et l'emprisonnement de Kaliayev, la prison et sa rencontre avec Skouratov (Laurent Sauvage), le chef de la police, un être qui se veut au « centre des choses », qui comprend l'acte, l'Idée mais qui veut faire douter l'auteur de cet acte de libération. C'est pour cela qu'il peut rencontrer Foka (Raoul Fernandez), un simple meurtrier qui est le peuple, celui pour lequel Kaliayev a agit, ?uvré. Foka ne comprend pas, il n'aime pas Kaliayev qu'il associe à la classe dirigeante, pour ce qui compte c'est de purger sa peine le plus vite possible, c'est pour cela qu'il a accepté d'être bourreau, pour Kaliayev, c'est la fin de tout, le début du « crime organisé ».

Reste sa rencontre avec la grande duchesse (Véronique Nordey), il l'a épargnée au nom des petits neveux du grand Duc. Elle n'aime pas ces derniers, la petite fille n'aime pas, ne veut pas déjà faire l'aumône aux pauvres, elle a peu de les toucher, il l'a pourtant sauvé. La grande duchesse rejoindrait en cela Stephan. Et puis vient ce dialogue, cette résonnance entre eux sur la vie, la mort, le repentir, l'amour avec et sans Dieu. Elle veut le sauver au nom de Dieu alors que lui est en règle avec la mort et l'attend comme libération. Cette libération que Dora veut elle aussi après avoir exigé qu'on lui raconte l'exécution. Dans l'acte, c'est vers la corde, la même corde qu'elle pourra rejoindre son frère, celui qu'elle aime.

Un texte d'une densité, d'une finesse et d'une richesse que je ne peux que vous conseiller de lire, relire pour appréhender un peu mieux, un peu plus toutes les idées qui sont véhiculées, dites. Une rare complexité alliée à une langue simple, des dialogues pur, dénudés, on retrouve d'ailleurs cela dans la mise en scène très dépouillée mise en place par Stanislas Nordey.

Extrait du cahier-programme : "Camus situe Les Justes en 1905, vingt ans avant, Nietzsche a écrit ?Dieu est mort 3 ?. Dieu disparaît et n'est plus un repère, l'homme est face à lui-même. La pièce tourne autour de cet axe, plus sensible encore chez Kaliayev, seul croyant (mais non pratiquant) parmi ces jeunes étudiants révolutionnaires. Pour lui, Camus invente la légende de saint Dimitri, qui a rendez-vous avec Dieu et rencontre en chemin un paysan dont la charrette est embourbée. Il s'arrête, l'aide et quand il arrive à son rendez-vous, Dieu est parti : ?Il y a ceux qui arriveront toujours en retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de charrettes embourbées et trop de frères à secourir?, dit Kaliayev. C'est son histoire: bien qu'ayant des rendez-vous avec Dieu, il choisit l'homme. Ses rendez-vous sont sur cette terre".

Des acteurs qui ont presque tous la même voix, sont presque les voix d'une seule et même personne qui s'interrogent tout à la fois. L'acteur s'efface devant les Idées, leurs costumes est commun, ils se fondent en un seul ou presque. Une maîtrise de l'espace de la scène, de la force du texte qu'ils vivent, à la fin, lorsque la pièce se termine, Dora reste Dora pendant quelques minutes avant de pouvoir redevenir Emmanuelle Béart.

Une pièce comme j'en avais rarement vue depuis longtemps et je vous invite à aller la voir, il s'agit d'un moment rare. Elle se joue jusqu'au 23 avril prochain.

Les acteurs : Emmanuelle Béart, Vincent Dissez, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Frédéric Leidgens, Wajdi Mouawad, Véronique Nordey, Laurent Sauvage

Théâtre de la Colline
15 rue Malte-Brun - 75020 Paris
Tel : 01 44 62 52 52

Stanislas Nordey - Les justes - Présentation
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