Karl Marx était un libéral par Zaki Laïdi sur Libérations / by herwannperrin

Une fois n'est pas coutume, mais cela fais du bien de lire un article, sur Libération de surcroît, qui n'a pas la langue de bois...

Il serait temps que la gauche se réveille...................................

"Le libéralisme ne se résume ni en une phrase ni en un corpus canonique et homogène. Mais le point de ralliement du libéralisme c'est l'aspiration forte à l'émancipation de l'individu face aux tutelles de la famille, de l'Eglise ou de l'Etat. Or, selon l'époque et les situations, le sens donné à cette émancipation a changé, d'où les inévitables confusions ou anachronismes. Marx, comme le rappelle Pierre Manent, était libéral car il voyait dans la lutte des classes le moteur de l'autonomie du social face à un Etat au service des classes possédantes. Même la propriété publique des moyens de production a longtemps été combattue à gauche, de crainte de compromettre la classe ouvrière avec l'Etat bourgeois. L'identification absolue et théologique de la gauche à l'Etat a atteint son paroxysme en France dans les années 90, quand la défense de l'Etat s'est identifiée à la défense des statuts des fonctionnaires de l'Etat. D'où la conversion de la gauche radicale à la défense inconditionnelle de l'Etat et l'abandon de la thématique de l'Etat bourgeois. L'Etat devient alors le rempart contre le marché.

Ceci étant, la synthèse entre socialisme et libéralisme a été historiquement très limitée car elle a buté sur l'articulation entre libéralisme culturel d'une part, et libéralisme économique de l'autre. Il y a bien sûr eu ici ou là des tentatives de synthèse idéologique, mais elles sont restées toujours modestes. Avec le libéralisme culturel, la gauche a entretenu une relation assez forte, surtout après Mai 68. C'est au travers de l'émancipation culturelle des individus face aux codes moraux de l'autorité familiale et religieuse que la gauche non communiste des années 70 s'est développée. C'est aussi à gauche qu'est née la revendication pour la parité homme-femme ou la lutte contre les discriminations sexuelles. Mais à mesure que la gauche se montrait culturellement libérale, elle se construisait une identité antilibérale sur le plan économique, le néolibéralisme étant alors assimilé à la dérégulation et à la marchandisation. Le problème est que cette dichotomie entre libéralisme culturel et libéralisme économique devient de plus en plus difficile à maintenir, car l'appropriation collective des moyens de production n'est plus au c?ur du projet de la gauche. De surcroît, les logiques d'individualisation des préférences et des choix coïncident aussi avec l'avènement d'une réalité socio-économique où l'individualisation des tâches et des métiers, ainsi que la flexibilité du travail, deviennent prépondérantes. C'est cette fluidité entre libéralisme économique et libéralisme culturel qui contraint la gauche à repenser son rapport au libéralisme. Or, c'est cette nouvelle donne que la gauche ne sait plus gérer. De ce point de vue, le fait que le maire de Paris se fasse l'avocat d'une synthèse politique entre socialisme et libéralisme n'est pas un hasard. Il mesure que les demandes sociales sont complexes, multiples et individualisées. Et que, face à cela, le socialisme à la Robin des Bois véhiculé par la LCR est inopérant, même si la redistribution jouera un rôle essentiel et continuera à diviser la droite et la gauche. A partir de là, quels sont les axes autour desquels la gauche peut continuer à être prioritairement au service des plus vulnérables et non pas apparaître comme le premier syndicat des fonctionnaires ?

Etre libéral et seulement libéral, c'est créer des parcours sans se soucier des conditions concrètes de réalisation de ces parcours. Etre social et libéral, c'est accompagner les parcours de garanties crédibles. Remplacer le parcours par le statut, ce n'est pas seulement remplacer un mot par un autre, troquer de la garantie contre de la précarité. C'est prendre en compte la diversité des individus, la diversité des tâches, leur constante évolution. Or, si le système étatique est en crise profonde de confiance et de légitimité, c'est précisément parce que la garantie statutaire ne suffit plus aux individus. Ceci d'autant plus que l'Etat est probablement un des plus mauvais gestionnaires de ressources humaines. La deuxième convergence entre socialisme et libéralisme passe par l'abandon de la dichotomie dépassée entre l'Etat et le marché. Voir dans l'Etat le représentant du seul bien public et dans le marché son ennemi ne correspond plus à la réalité du monde. L'Etat peut défendre des intérêts catégoriels contraires au bien public. De la même manière que le marché peut créer du bien public dès lors qu'il est encadré par des règles strictes. Le succès spectaculaire du Vélib illustre bien le mariage entre un quasi-bien public - le vélo - et un acteur privé. Or, pour dépasser cette contradiction, il faut à tout prix que la gauche s'approprie la logique de la concurrence et de la compétition qui sont des instruments puissants de lutte contre les rentes. Les lois Royer, Galland et Raffarin ont cherché à protéger le petit commerce contre les grandes surfaces. La réalité est qu'elles ont renforcé la cartellisation sans précédent de la grande distribution, faisant de la France un des pays d'Europe où les baisses sont très rarement répercutées. Qui peut donc nier que plus de concurrence réduira les prix en ouvrant davantage le marché ? Etre favorable au marché, ce n'est pas troquer plus d'efficacité contre plus de justice sociale. C'est, au contraire, éviter la construction de rentes de situation qui profitent à ceux qui sont en place au détriment de ceux qui cherchent à y entrer. C'est pourquoi, partout où les individus se trouvent dans des conditions de départ à peu près identiques, les valeurs de compétition et de concurrence doivent devenir des valeurs de gauche.

Dès que l'on sort des caricatures et des simplifications, il existe d'indéniables possibilités de synthèse entre la gauche et le libéralisme, tout en sachant qu'elle ne sera jamais facile. Mais en définitive, le problème n'est peut-être pas là. Il est entre une synthèse pensée et revendiquée, et une autre qui serait pratiquée dans la clandestinité sans être jamais assumée".


Pour mémoire, Zaki Laïdi est directeur de recherche au Centre d'études européennes - Sciences Po.

Le site personnel de Zaki Laïdi et sa biographie sur Wikipedia

A l'épqoue, c'est maintenant lointain, j'avais du lire son bouquin Un monde privé de sens chez Hachette en 2001. Sinon, vous pouvez lire, Histoire intellectuelle du libéralisme en dix leçons de Pierre Manent en date de 1987.... cela ne nous rajeunit pas tout ça...