Anselm Kiefer dans la nef du Grand Palais pour Monumenta / by herwannperrin

C'est Anselm Kiefer qui a été choisi pour cette première édition de Monumenta au Grand palais.

Quel choix de premier ordre si l'on peut dire cela en ces termes. Semeur d'étoiles, chutes d'étoiles est une exposition impérative, grandiose et subtile mêlant à la fois poésie du regard, de l'artiste et construction hors dimension. L'Art est là pour s'ériger devant nous et nous mettre devant le fait accompli, il est à la fois éphémère et inscrit dans le temps, dans la durée immémoriale des consciences humaines. Travail de souvenirs, d'inscription dans le présent d'une oeuvre qui se veut généralement une évocation de la réalité du nazisme d'antan et qui là s'affranchit de cet aspect pour nous donner à nous interroger sur notre condition d'être dans l'espace du temps qui nous est imparti.


Partons en quête de ce semeur d'étoiles, de ce semeur d'indices qui en quelques bâtisses érigées en honneur aux cieux en disent long sur la vie tout simplement. On se perd dans les méandres des fougères initiales, figures tutélaires de la vie en ce bas monde, elle se fossilisent et sont l'évocation de cet éden perdu maintes fois recomposés par la main de l'Homme. L'Homme, il le dit lui même est là autant pour s'inscrire dans la durée mais aussi pour détruire et déjà la vie reprend ses droits et enseveli ces constructions déjà reprennent vie. Nous sommes peu de choses et il est bon de se rappeller, formidable fourmilière humaine qui s'efface devant l'immensité de l'espace, les étoiles sont ces exo-planètes qui brillent et s'éteignent dans le firmament, évocation aussi encore de ces tatouages de la honte qui ont été ceux réalisés par les nazis. Ne pas oublier que l'horreur a été.


Envie de plonger dans les écrits de Paul Celan et d'Ingeborg Bachman qui nous guident dans cette exposition aux dimensions surhumaines. Etreinte du verbe et de la création, pour donner en quelques 10 pièces un état de ce qu'il est en ce moment. Laissez-vous porter sans contrainte; appréhendez cet espace et ces oeuvres, elles sont votre comme aime à nous le rappeler l'artiste, appropriez-vous ces créations et retirez la substance, la moelle qui vous honore, qui vous interpelle.


Quelques poèmes d'Ingeborg Bachmann traduits de l’allemand par Françoise Rétif.

Dans l’orage de roses

(Aria 1)

Où que nous allions sous l’orage de roses
la nuit est éclairée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si faible dans les buissons,
est maintenant sur nos talons.

Où toujours on éteint ce qu’enflamment les roses
la pluie au fleuve nous emporte. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
derrière nous jusqu’à l’embouchure

Ombres roses ombres    

Sous un ciel étranger
ombres  roses
ombres
sur une terre étrangère
entre roses et ombres
dans une eau étrangère
mon ombre

Et quelques poèmes de Paul Celan traduits par Jean Pierre Lefebvre.


Fugue de mort

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands
     chiens
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe
il nous commande allons jouez pour qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas
     serré
Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
nous buvons et buvons
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne
il crie plus sombre les archets et votre fumée montera vers le ciel
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
il vise tire sur toi une balle de plomb il ne te manque pas
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux cendre Sulamith


Le Sable des urnes


Vert moisi est la maison de l’oubli.
Devant chacune des portes flottant au vent bleuit ton
     trouvère décapité.
Il bat sur ton tambour de mousse et d’amère toison ;
il peint d’un orteil suppurant dans le sable ton sourcil.
Il le trace plus long qu’il n’était, et le rouge de ta lèvre.
Tu remplis les urnes ici et tu nourris ton cœur.

  

Le secret des fougères

Sous la voûte des épées le coeur vert-feuilles des ombres s'examine.
Les lames sont luisantes: qui, dans la mort, ne traînerait devant des miroirs ?
Et puis, on sert ici dans des  cruches le breuvage de mélancolie vivante :
son bouquet de ténèbres s'exhale et monte, avant qu'elles boivent, comme si elle
     n'était pas d'eau,
comme si elle était ici belle pâquerette qu'on effeuille et questionne sur un amour
     plus obscur,
sur des coussins plus noirs pour la couche,  ou des cheveux plus lourds...

Mais ici  on ne tremble que pour la lueur du fer,
et si doit surgir l'éclat d'une chose encore, que la chose soit épée.
Nous ne vidons la cruche de la table que parce que des miroirs régalent :
qu'il s'en brise un en deux où nous sommes verts comme feuilles !


Complétez vos connaissances sur le site de Monumenta, il est très bien documenté, ne vous en privez pas ce serait dommage...

Avec Neberland, on part vers les origines avec les plantes du souvenir, prêtez attention aux commentaires et devenez bientôt invisible si vous arrivez à manger des graines de fougères le 21 juin, c'est la fête de l'été, tout est possible à cette époque, relisez le rameau d'or... Pour Geheimis der farne c'est le coeur qui est au centre de l'oeuvre, coeur de l'artiste lui-même qui s'est livré devant cette pyramide aztèque, sacrifice humain avant de repartir vers l'au-delà, vers d'autres mondes, passagers itinérant de cet espace en construction. Puis La voie lactée vous permet de comprendre votre situation dans cet univers qui vous ceint de toutes parts, héritage d'un passé immémorial et perdition dans l'immensité entre microcosme et macrocosme vous errez dans les limbes...


Avec pariatur terra c'est le sol qui est labouré, la terre inonde la toile laissée à l'air pour respirer, pour se découvrir une autre vie, devenir ce qu'elle est, Anselm Kiefer, n'était pas content au départ... il a rajouté de la terre du Gard, de sa colline, les éléments ont fait le reste; les fleurs sont là, éclosion d'un nouveau monde, la couleur qui est rarement utilisée par l'artiste s'ouvre ici sur un champ neutre, sans rien que la vie en arrivance. Rencontrez alors les livres de plomb, la bibliothèque éternelle et fragile à la fois, symbole de la mémoire vivante, de la mémoire passée, tout passe et les feuilles de verres se brisent devant nous tels des livres qui s'effeuillent au fil des siècles, la mémoire doit être préservée, elle fait partie de nous, elle est notre socle commun, notre conscience collective sans laquelle nous aurions du mal à être. Cela fait évidemment penser à notre ami Borgès et ces écrits mais aussi à bien d'autres. Essai de construction "d'outils mémoriels"...


Les marines du Voyage au bout de la nuit ne permettent pas de retrouver entièrement Bardamu mais leur vision offre à penser, à laisser aller l'esprit vers cet autre chef d'oeuvre de la littérature moderne écrit par Louis-Ferdinand Céline et qu'il est bon de lire au moins une fois mais une seconde lecture serait apprécié ce que je vais essayer de faire dès que j'aurai un peu éclusé ce que j'ai en attente... pas forcément évident d'ailleurs.

Et puis c'est aussi la rencontre avec le dimanche des rameaux sous une autre forme, et ses rameaux de platres, sans LUI qui n'est là que dans les consciences, dans l'air peut être... un palmier nous intrigue, il est grand, voire très grand normal après tout...

La tour de Babel aux tournesols, c'est un peu la vie par delà la matière qui revient, qui survient et recouvre tout, reprend le dessus et s'impose in fine, véritable construction de béton aux allures diaboliques presque irréelle, elle prend toute sa mesure ici, elle intrigue, surgissant de la terre littéralement, concentration de morceaux d'oeuvres de Kiefer qui sont tels des vestiges d'un temps passé, qui s'offrent à une nouvelle vie..


Pour Anselm Kiefer et ce début de cycle les audio guide sont là à disposition, gratuit. Les explications sont plus qu'intéressantes alors ne vous en privez pas, le prix de l'entrée est plus que modique, 4€, je vais y retourner d'ailleurs par une belle nuit de pleine lune ou avant qui sait, les nocturnes sont jusqu'à minuit, laissez le charme agir et perdez-vous avec ce grand homme qu'est Anselm Kiefer.


Pour approfondir on pourra soit visionner la vidéo de Danièle Cohn sur Anselm Kiefer soit écouter le dialogue qui a pu s'instaurer entre Anselm Kiefer et Philippe Dagen en juin 2006.


C'est un peu dommage de lire la critique d'Emmanuelle Lequeux dans Le Monde du 31 mai dernier. A vrai dire, un très bel article, hommage mais on sent qu'il y a quelque chose qui le dérange, qu'il n'aime pas chez cet artiste grandiose qui a occupé cet "espace impossible" de 13 000 m² de manière tout à fait exceptionnelle; l'arrogance n'est pas de mise... au contraire

"Défi artistique exceptionnel, MONUMENTA propose tous les ans à un artiste de renommée, internationale de confronter son propre regard à l’espace monumental de la nef du Grand Palais. De cette rencontre naît une oeuvre unique, éclairée par ce lieu spectaculaire" : une première exposition amplement réussie pour moi, on ne peut rester indifférent devant cette mise en scène et cette interrogation sur l'Homme. C'est l'Américain Richard Serra en 2008 et le Français Christian Boltanski en 2009 lui succéderont...

J'ai plus qu'apprécié...

Monumenta dans la nef, verrière du Grand Palais